La première montagne à descendre est celle de l’avoir, car Dieu est pauvre, contrairement à notre tendance qui consiste à l'associer à la richesse. Sachant qu’Il a créé cet univers dont la vastitude nous enivre jusqu’à l'étourdissement, il est naturel que nous le considérions comme étant le propriétaire légitime de ce trésor infini, mais cela nous amène trop souvent à nous construire une image païenne comme celle élaborée par les Grecs qui affirmaient que le palais de Zeus était le plus brillant et le plus magnifique de tous. Assis sur son trône d'or, ce dieu des païens recevait chaque jour les divinités olympiennes, plaçant à leur service un cortège de domestiques : « Les uns était chargés d’exécuter leurs ordres ; les autres, de préparer leurs festins, de dresser les tables, de leur verser à boire, et de charmer, par la musique et la danse, les bienheureux loisirs de leur immortalité. » (Meunier, Mario, La légende dorée des dieux et des héros, Albin Michel, Paris, 1980, p. 12). Or « le Dieu des chrétiens » n’est pas riche, car Il ne se présente, ni comme propriétaire des biens dont Il est l’auteur, ni comme un être suffisant, disposant de toutes les richesses dont Il pourrait avoir besoin. Au contraire, « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jean III, 16), ce qu’Il avait de plus cher.

 

La deuxième montagne à descendre est celle du pouvoir, car Dieu est impuissant. S’il est une qualité divine que personne ne semble pourtant remettre en cause, c’est bien sa toute-puissance. Comment imaginer le Créateur de toute chose autrement que détenant la toute-puissance ? Notre Credo affirme d’ailleurs : « Je crois en Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la terre… » (Credo in Grand Missel-Rituel et Vespéral par l’Abbé A. Guilhaim et H. Sutyn, Établissements Henri Proost & Cie, Turnhout (Belgique), 1959, p. 1031). Mais s’Il est tout-puissant, et nul ne saurait le nier, c’est d’une manière qui nous est totalement étrangère, chose qui ne devrait pas non plus nous étonner, puisqu’Il est d’abord et avant tout Celui qu’on nomme le « Tout-Autre ». Quelle peut donc être la toute-puissance de Dieu ? La toute-puissance de l’amour puisque « Dieu est amour ». Ainsi, Dieu n’est plus un être de puissance à la manière dont les anciens Grecs concevaient Zeus qui ordonnait et gouvernait l’univers selon sa volonté souveraine. Maître de l’Olympe, il le régissait en effet toute chose selon sa propre loi : « Dispensateur suprême des biens et des maux, sauveur inespéré et juge implacable, mêlant la joie et la peine, Zeus n’a de compte à rendre à personne. À son gré seul, il refuse et il donne. À son gré, sans effort, sans quitter son siège sacré, il précipite les mortels du haut de leurs espoirs superbes dans le néant. À son gré, il tend sa main secourable et retire du gouffre celui dont le pied a déjà glissé. » (Bonnard, André, Les Dieux de la Grèce, Éditions de l'Aire, Lausanne, 1990, p. 42).

 

Enfin, la troisième montagne à descendre est celle du valoir, car Dieu est humble et discret. C’est encore là une image qui s’oppose à celle d’un Dieu rayonnant de gloire que l’on construit souvent en nous appuyant, une fois encore, sur nos propres aspirations, faisant de lui un « m’as-tu vu » souffrant d'exhibitionnisme aigu, posant des actes spectaculaires pour séduire et attirer les regards à lui. Trop de nos contemporains ont cette vision de Dieu qui leur apparaît dans une gloire éblouissante. Ils recherchent alors sa trace à travers des manifestations surnaturelles qui seraient, selon eux, une preuve de son existence. Combien se laissent ainsi fasciner par des prêcheurs de tout acabit qui multiplient les amen et les alleluia, produisant, au nom de Dieu, des phénomènes toujours plus spectaculaires. Si seulement nous avions soigneusement lu les évangiles ! Si seulement nous avions su observer le Christ naître chez les humbles et se faire baptiser par Jean dans la plus grande humilité et la plus totale discrétion ! Et oui, l’Éternel est discret et d'une discrétion qu’il nous est impossible d’imaginer pour un Dieu, enfermés que nous sommes dans le cercle clos du monde et de nos prétentions égoïques.

 

Ainsi, le Seigneur est impuissant, pauvre et humble. Pour aller à sa rencontre, nous devons donc descendre les trois montagnes de l’avoir, du pouvoir et du valoir qui sont en réalité autant de gouffres pour la vie spirituelle, élevant au contraire notre regard vers le monde nouveau, à la manière dont Moïse le fit jadis : « L’Éternel dit à Moïse : "Monte sur cette hauteur des Avarîm, pour contempler le pays que j’ai donné aux enfants d’Israël. » (Nombres XXVII, 12). En effet, le terme hébreu avarîm est une forme plurielle de avar qui s’épelle [Ayin-Beith-Reish], et dont nous pouvons former, en permutant les lettres, le terme èrèv [Ayin-Reish-Beith] désignant le « soir », un moment où le soleil se couche, évoquant symboliquement le déclin du moi.